Gratuité
Pourquoi ce mot aussi simple aurait-il besoin d’être défini avec précision ? Voire.
En effet ce mot est, aujourd’hui l’objet d’une bataille sémantique et idéologique qu’illustre bien sa définition dans 2 dictionnaires différents. Dans le Larousse, « est gratuit ce qui est fait ou donné sans qu’il en coûte rien ». Dans le Petit Robert, « est gratuit ce que l’on donne sans faire payer le bénéficiaire ». La différence paraît mince. Cependant ce qui est gratuit est payé mais non payant pour celui qui en use (l’usager). C’est le « free » anglo-saxo, le libre accès. L’école gratuite a un coût, puisque un collégien, par exemple coûte à peu près 7400 euros par an, somme payée par la collectivité au moyen de l’impôt. Que choisissons-nous de payer collectivement afin que tous y ait accès ? Les quinze premiers mètres cube d’eau comme à Libourne ((http://www.ville-libourne.fr )) ou la première demi-heure de stationnement des voitures ?
Il existe 2 types de gratuités ; celles dispensées par la nature, l’air que l’on respire, l’eau, le soleil… et celles construites par la société grâce à la mutualisation. Même les premières sont sérieusement mises en cause aujourd’hui notamment par l’instauration des marchés des « droits à polluer » qui permettent de désolidariser la prise en charge d’une urgence d’intérêt commun, en la livrant à la mécanique marchande.
Quels sont les types de biens sur lesquels porte (devrait porter) la gratuité ? Les biens collectifs, non rivaux et non excluables par le prix, c’est à dire dont la consommation par quelqu’un n’empêche pas sa consommation par quelqu’un d’autre et dont il est impossible d’exclure par les prix un consommateur de son usage , comme l’air que nous respirons ? Ou alors les biens communs c’est à dire ceux pour lesquels une rivalité existe mais qui sont non excluables par les prix comme l’herbe des pâturages communaux qui lorsqu’ils sont mangés par un troupeau ne peuvent plus l’être par un autre ? Certains biens qui ne sont pas techniquement des biens collectifs sont néanmoins considérés comme tels par la puissance publique en raison du “concernement collectif” qui les sous-tend, on parle alors de biens tutélaires. Il s’agit du choix politique des “biens préférés par la communauté” par la puissance publique. On utilise souvent à tort le terme de biens publics qui lui ne renvoie qu’à une question technique de production et de fourniture par la puissance publique et nous enferme dans un choix binaire Etat ou Marché et évacue la possibilité d’une troisième alternative, celle de l’association pour la production de biens choisis comme collectifs ((Alain Beitone, « Biens publics, biens collectifs, Pour tenter d’en finir avec une confusion de vocabulaire », Revue du MAUSS permanente, 27 mai 2010 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article690)).
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La gratuité n’est pas à la périphérie de nos vies, son axe le plus important n’est pas ce qui s’achète mais ce qui est sans prix, produit par la libre activité comme l’amitié, l’amour, la vie associative, la promenade en forêt, la conversation, le soin des enfants, la lumière du soleil… Ce qui n’a pas de prix a cependant beaucoup de valeur et raconte ce que nous sommes sans compter ce que nous avons.Cette gratuité enfonce un coin dans la toute puissance de l’argent et puise au plus profond de l’être humain. Les biens dont l’usage est ressenti comme un droit sont particulièrement propices à la gratuité. « D’une manière générale tout bien dont, en fonction de l’évolution de la société, on ne peut se passer sans être d’une manière ou d’une autre exclu de la société » ((Jean-Louis Sagot Duvauroux « De la gratuité » Edition de L’éclat 2006)) devrait être gratuit. La gratuité est la traduction économique de l’exercice d’un droit. Ce qui est gratuit est libre d’accès (liberté). Ce qui est gratuit est d’égal accès pour tous (égalité).
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La lutte contre la gratuité a une histoire. « The general enclosure act » fut l’aboutissement en 1801 en Angleterre de l’appropriation, commencée dès le XVI°siècle, par les propriétaires privés de champs dévolus antérieurement à l’usage collectif de pacage et de glanage. Le système ouvert des « communs » fut remplacé par des champs enclos de haies contraignant de nombreux petits fermiers à quitter les campagnes pour vendre leur force de travail en ville. C’est cette même lutte qui veut nous faire croire aujourd’hui que ce qui est gratuit ce sont les 25% de shampoing de plus que nous octroie le propriétaire de sa marque. Ne seraient-ce d’ailleurs pas ces “communs” que tentent de recréer les villes en Transition, tout en reposant la question de l’échelle pertinente de la mise en oeuvre de certaines gratuités premières ?
Pourtant les gratuités revendiquées par le programme du Conseil National de la Résistance en 1945 avaient su se faire aimer d’une autre façon que le savon ou la voiture. Elles prenaient en compte l’Humain dans sa totalité et non pour une de ses fonctions. Le champ des gratuités publiques recouvre des fonctions concrètes de l’existence où les gens sont conduits à se penser et à se vivre en commun. Se faire soigner gratuitement, envoyer ses enfants à l’école sans payer une officine du marché….. Il joue un rôle clef dans l’intériorisation d’un destin social partagé qui s’appuie sur les notions de Biens communs, d’Intérêt général et de Services publics. La gratuité est un chantier politique qui vise à instaurer un autre rapport au monde, où le donner-recevoir-rendre du don remplace le demander-payer-prendre de la démocratie de marché. Tout ce qui rapproche les humains, qui donne sens à leur vie trouve dans le temps libre, son espace naturel. Avoir du temps à soi, du temps gratuit, du temps donné pour disposer de notre existence comme d’un bien gratuitement reçu et gratuitement dispensé.
Annie Vital